Chapitre XXVI

 

Une race de fer habite ces vieux monts,

Ennemis déclarés des paisibles vallons.

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Derrière ces rochers, impénétrable asile,

On trouve l’indigence avec la liberté,

L’audace des bandits croît par l’impunité.

Ils viennent insulter à la plaine fertile.

Gray.

 

– Pourquoi arrivez-vous si tard ? s’écria M. Jarvie comme j’entrais dans la salle à manger du brave banquier : savez-vous qu’il ne faut que cinq minutes pour gâter le meilleur plat d’un dîner ? Mattie est déjà venue deux fois pour le mettre sur la table. Il est heureux pour vous que ce soit une tête de bélier, parce qu’elle ne perd rien pour attendre ; mais une tête de mouton trop cuite est un vrai poison, comme disait mon père : il en aimait beaucoup l’oreille, le digne homme.

Je m’excusai comme je pus de mon manque d’exactitude, et nous nous mîmes à table. M. Jarvie en fit les honneurs de la meilleure grâce du monde, chargeant nos assiettes de toutes les friandises écossaises qu’il avait fait préparer pour nous, et dont le goût n’était pas très agréable pour nos palais anglais. Je m’en tirai assez bien, connaissant les usages de la société, qui permettent de se débarrasser d’une assiette bien remplie après avoir fait semblant d’y toucher. Mais il n’en était pas de même d’Owen. Sa politesse était plus rigoureuse et plus formaliste ; il était plaisant de voir les efforts qu’il faisait pour vaincre sa répugnance et avaler tout ce que lui servait notre hôte, en faisant à contre-cœur l’éloge de chaque morceau, éloge qui ne servait qu’à doubler son tourment. Le magistrat, charmé de son appétit, ne souffrait pas que son assiette restât vide un seul instant.

Lorsque la nappe fut ôtée, M. Jarvie prépara de ses propres mains un bowl de punch à l’eau-de-vie : c’était la première fois que j’en voyais faire de cette manière.

– Les citrons viennent de ma petite ferme de là-bas, nous dit-il en faisant un mouvement d’épaule pour désigner les Indes occidentales ; et j’ai appris l’art de composer ce breuvage du vieux capitaine Coffinkey, qui, à ce qu’on m’a assuré, ajouta-t-il en baissant la voix, l’avait appris lui-même des flibustiers. C’est une liqueur excellente, et cela prouve qu’il peut sortir de bonnes marchandises même d’une mauvaise boutique. Quant au capitaine Coffinkey, c’était l’homme le plus honnête que j’aie connu, si ce n’est qu’il jurait à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Mais il est mort, il est allé rendre ses comptes, et j’espère qu’ils auront été en règle.

Nous trouvâmes le punch fort bon, et il servit de transition à une longue conversation entre Owen et notre hôte sur les débouchés que l’union de l’Écosse à l’Angleterre avait ouverts à Glascow pour le commerce avec les Indes occidentales et les colonies anglaises en Amérique. M. Owen prétendit que cette ville ne pouvait faire le chargement convenable pour ce pays sans faire des achats de marchandises en Angleterre.

– Point du tout, monsieur, point du tout ! s’écria M. Jarvie avec chaleur : nous n’avons pas besoin de nos voisins, il ne nous faut que fouiller dans nos poches. N’avons-nous pas nos serges de Stirling, nos bas d’Aberdeen, nos étoffes de laine de Musselbourg et d’Édimbourg ? Nous avons des toiles de toute espèce, meilleures et moins chères que les vôtres, et nos étoffes de coton ne le cèdent en rien à celles d’Angleterre. Non, non, monsieur, un hareng n’emprunte pas les nageoires de son voisin, un mouton se soutient sur ses propres jambes, et Glascow n’attend rien de personne. Tout cela n’est pas bien amusant pour vous, M. Osbaldistone, ajouta-t-il en voyant que je gardais le silence depuis longtemps ; mais vous savez qu’un roulier ne peut s’empêcher de parler de ses harnais.

Pour m’excuser, je fis valoir les circonstances singulières de ma situation et les nouvelles aventures qui m’étaient arrivées dans la matinée. Je trouvai ainsi, comme je le désirais, l’occasion de les raconter en détail et sans être interrompu. La seule chose que j’omis dans ma narration fut la blessure légère que j’avais reçue, ne jugeant pas que cet accident méritât d’être rapporté. M. Jarvie m’écouta avec grande attention et un intérêt bien marqué, fixant sur moi de petits yeux gris pleins de feu, et ne m’interrompant que par quelques courtes interjections, ou pour prendre une prise de tabac. Quand j’arrivai au duel qui avait suivi ma rencontre avec Rashleigh, Owen leva les yeux et les mains au ciel sans pouvoir prononcer un seul mot, et M. Jarvie m’interrompit en s’écriant : – Fort mal ! très mal ! tirer l’épée contre votre parent ! cela est défendu par toutes les lois divines et humaines ; se battre dans l’enceinte d’une ville royale ! cela est punissable d’amende et d’emprisonnement... Le parc du collège n’est pas privilégié. D’ailleurs c’est là surtout, il me semble, qu’on doit laisser régner la paix et la tranquillité... Croyez-vous qu’on ait donné aux collèges des terres qui rapportaient autrefois à l’évêque six cents livres de rente, compte franc et net, pour que des écervelés viennent s’y égorger ! c’est bien assez que les écoliers s’y battent avec des boules de neige, de sorte que quand nous passons de ce côté, Mattie et moi, nous courons toujours le risque d’en avoir une par la tête... Mais voyons, continuez votre histoire.

Lorsque je parlai de la manière dont notre combat avait été interrompu, Jarvie se leva d’un air de surprise et parcourut la salle à grands pas en s’écriant : – Encore Rob !... Il est encore ici !... Il est donc fou, rien n’est plus sûr, et, qui pis est, il se fera pendre, à la honte de toute sa parenté. Cela ne peut lui manquer... Mon père le diacre lui a fait sa première paire de bas, mais c’est le diacre Treeplie, fabricant de cordes, qui lui fournira sa dernière cravate... Rien n’est plus sûr, il est sur le grand chemin de la potence... Mais continuez donc, M. Osbaldistone ; pourquoi ne continuez-vous pas ?

Je finis mon récit, mais quelque clarté que j’eusse tâché d’y mettre, M. Jarvie trouva que quelques endroits n’étaient pas suffisamment expliqués, et je ne pus les lui faire comprendre qu’en lui racontant toute l’histoire de Morris, et celle de ma rencontre avec Campbell chez le juge Inglewood, ce dont je désirais me dispenser. Il m’écouta d’un air sérieux, ne m’interrompit pas une seule fois, et garda le silence quand j’eus fini ma narration.

– Maintenant que vous voilà parfaitement instruit, M. Jarvie, lui dis-je, il ne me reste qu’à vous prier de me donner votre avis sur ce qu’exigent de moi l’intérêt de mon père et celui de mon honneur.

– C’est bien parlé, jeune homme, très bien parlé ! demandez toujours les conseils des gens qui sont plus âgés et qui ont plus d’expérience que vous. Ne faites pas comme l’impie Roboam, qui consulta de jeunes têtes sans barbe, négligeant les vieux conseillers de son père Salomon, dont la sagesse, comme le remarqua fort bien M. Meikle-John en prêchant sur ce chapitre de la Bible, s’était sûrement répandue en partie sur eux. Mais il ne s’agit pas ici d’honneur, il est question de crédit. Honneur est un homicide, un buveur de sang, un tapageur qui trouble le repos public ; Crédit au contraire est une créature honnête, décente, paisible, qui reste au logis et fait les choses à propos.

– Bien certainement, M. Jarvie, dit notre ami Owen, le crédit est un capital qu’il faut conserver à quelque escompte que ce puisse être.

– Vous avez raison, M. Owen, vous avez raison ; vous parlez bien, avec sagesse, et j’espère que votre boule arrivera au but, quelque éloigné qu’il paraisse. Mais, pour en revenir à Rob, je pense qu’il rendra service à ce jeune homme, s’il en a les moyens. Le pauvre Rob a un bon cœur, et quoique j’aie perdu autrefois avec lui deux cents livres d’Écosse et que je ne m’attende pas beaucoup à revoir les mille livres que je lui ai prêtées depuis ce temps, cela ne m’empêchera jamais de lui rendre justice.

– Je dois donc le regarder comme un honnête homme, M. Jarvie, lui dis-je.

– Mais... hum ! Il toussa plusieurs fois. Sans doute... il a... une honnêteté highlandaise, une manière d’honnêteté, comme on dit. Feu mon père le diacre riait beaucoup en m’expliquant l’origine de ce proverbe. Un certain capitaine Costlett faisait beaucoup valoir son loyalisme pour le roi Charles. Le clerc Pettigrew, dont vous avez sûrement entendu bien des histoires, lui demanda de quelle manière il servait le roi quand il se battait contre lui à Worcester, dans l’armée de Cromwell. Mais le capitaine Costlett avait réponse à tout. Il répliqua qu’il le servait à sa manière, et le mot est resté. Mon brave père riait bien toutes les fois qu’il contait cette histoire.

– Mais pensez-vous que celui que vous nommez Rob puisse me servir à sa manière ? Croyez-vous que je puisse aller au rendez-vous qu’il m’a donné ?

– Franchement et véritablement, il me semble que cela en vaut la peine. D’ailleurs vous voyez vous-même que vous courez ici quelques risques. Ce vaurien de Morris a un poste à Greenock, port situé près d’ici, à l’embouchure de la Clyde. Personne n’ignore que c’est un animal à deux pieds, avec une tête d’oie et un cœur de poule, qui se promène sur le quai, tourmentant le pauvre monde de permis, de transits et d’autres vexations semblables ; mais, au bout du compte, s’il rend plainte contre vous, il faut qu’un magistrat fasse son devoir ; vous pouvez être claquemuré entre quatre murailles en attendant les explications, et ce n’est pas ce qui arrangera les affaires de votre père.

– Tout cela est vrai ; mais dois-je m’écarter de Glascow quand tout me porte à croire que cette ville est le principal théâtre des intrigues et des complots de Rashleigh ? Dois-je me confier à la bonne foi très suspecte d’un homme dont tout ce que je connais, c’est qu’il craint la justice, qu’il a sans doute de bonnes raisons pour la craindre, et qui, pour quelque dessein secret et probablement criminel, a contracté des liaisons intimes avec l’auteur de notre ruine ?

– Vous jugez Rob sévèrement, trop sévèrement, le pauvre diable ; mais la vérité est que vous ne connaissez pas notre pays de montagnes que nous appelons les Highlands. Il est habité par une race qui ne nous ressemble en rien. On n’y trouve pas de baillis, pas de magistrats qui tiennent le glaive de la justice, comme le tenait mon digne père le diacre, et comme je le tiens à présent. C’est l’ordre du laird qui fait tout ; dès qu’il parle, on obéit, et ils ne connaissent d’autres lois que la pointe de leur poignard. Leur claymore est ce que vous appelez en Angleterre le poursuivant ou le plaignant, et leur bouclier le défendant. La tête la plus dure est celle qui résiste le plus longtemps. Voilà comme s’instruit un procès dans les Highlands.

Owen leva les mains au ciel en soupirant, et j’avoue que cette description ne me donna pas un grand désir de visiter ces Highlands d’Écosse, où l’empire des lois était si méconnu.

– Nous n’entrons pas souvent dans ces détails, continua M. Jarvie, d’abord parce qu’ils nous sont familiers, et ensuite parce qu’il ne faut pas discréditer son pays, surtout devant les étrangers. C’est un vilain oiseau que celui qui souille son propre nid.

– Fort bien, monsieur ; mais, comme ce n’est pas une curiosité impertinente, mais une nécessité urgente qui m’oblige à vous demander des informations, j’espère que vous me pardonnerez si je vous prie de me donner toutes celles qui sont en votre pouvoir. J’aurai à traiter pour les affaires de mon père avec plusieurs personnes de ce pays sauvage, et je sens que votre expérience peut m’être d’un grand secours.

Cette petite dose de flatterie ne fut pas perdue.

– Mon expérience ! dit le bailli, sans doute j’ai de l’expérience, et j’ai fait quelques calculs dans ma vie. Je vous dirai même, puisque nous sommes entre nous, que j’ai pris quelques renseignements par le moyen d’André Wylie, mon ancien commis, qui travaille maintenant chez Macvittie, Macfin et compagnie, mais qui vient assez volontiers le samedi soir boire un verre de vin avec son ancien patron. Puisque vous voulez vous laisser guider par les conseils d’un fabricant de Glascow, je ne suis pas homme à les refuser au fils de mon ancien correspondant, et mon père avant moi ne lui aurait pas dit non. J’ai pensé quelquefois à faire briller ma lumière devant le duc d’Argyle, ou devant son frère lord Hay ; car à quoi bon la tenir sous le boisseau ? Mais le moyen de croire que de si grands personnages fissent attention à ce que pourrait leur dire un pauvre fabricant ? Ils pensent plus à la qualité de celui qui leur parle qu’aux choses qu’on leur dit. Ce n’est pas que je veuille mal parler de ce Mac-Callum More en aucune manière. Ne maudissez pas le riche dans votre chambre à coucher, dit le fils de Sidrach, car un oiseau lui portera vos paroles à travers les airs.

J’interrompis ces prolégomènes, qui étaient toujours la partie la plus diffuse des discours du bailli, pour l’assurer qu’il pouvait entièrement compter sur la discrétion de M. Owen et sur la mienne.

– Ce n’est pas cela, répliqua-t-il, ce n’est pas cela. Je ne crains rien ; qu’ai-je à craindre ? je ne dis du mal de personne. Mais c’est que ces hommes des Highlands ont le bras long, et, comme je vais parfois près de leurs montagnes voir quelques parents, je ne voudrais pas être en mauvaise renommée dans aucun de leurs clans. Quoi qu’il en soit, pour continuer... Ah ! il faut que je vous dise que toutes mes observations sont fondées sur le calcul, sur les chiffres : M. Owen vous dira que c’est la véritable source et la seule démonstration de toutes les connaissances humaines.

Owen s’empressa de faire un signe d’approbation en entendant une proposition si conforme à ses idées ; et notre orateur continua :

– Ces Highlands d’Écosse, comme nous les appelons, sont une sorte de monde sauvage rempli de rochers, de cavernes, de bois, de lacs, de rivières, et de montagnes si élevées que les ailes du diable lui-même seraient fatiguées s’il voulait voler jusqu’en haut. Or, dans ce pays, et dans les îles qui en dépendent, et qui ne valent pas mieux, ou qui, pour parler vrai, sont encore pires, il se trouve environ 230 paroisses, y compris les Orcades, dans lesquelles je ne saurais dire si c’est la langue gaélique qu’on parle, ou non, mais dont les habitants sont loin d’être civilisés. Maintenant, messieurs, je suppose par un calcul modéré que la population de chaque paroisse, déduction faite des enfants de neuf ans et au-dessous, soit de 800 personnes ; ajoutons un quart à ce nombre, pour les enfants, et le total de la population sera de... Voyons, ajoutons un quart à 800 pour former le multiplicateur, 230 étant le multiplicande...

– Le produit, dit M. Owen qui entrait avec délices dans ces calculs statistiques de M. Jarvie, sera de 230 000.

– Juste, M. Owen, parfaitement juste ! Maintenant le ban et l’arrière-ban de tous ces montagnards en état de porter les armes, de dix-huit à cinquante-huit ans, ne peut se calculer à moins du quart de la population, c’est-à-dire à 57 500 hommes. Or, messieurs, une triste vérité, c’est que ce pays ne peut fournir d’occupation, d’apparence d’occupation, à la moitié de cette population ; c’est-à-dire que l’agriculture, le soin des bestiaux, la pêche, toute espèce de travail honnête, ne peuvent employer les bras de cette moitié, quoique trois d’entre eux ne fassent pas l’ouvrage d’un seul homme ; car on dirait qu’une bêche et une charrue leur brûlent les doigts. Ainsi donc cette moitié de population sans occupation, montant à...

– 115 000 âmes, dit Owen, faisant moitié du produit total.

– Vous l’avez trouvé, M. Owen, vous l’avez trouvé !... Ainsi cette moitié de population dont nous pouvons supposer le quart en état de porter les armes, peut nous offrir 28 750 hommes dépourvus de tous moyens honnêtes d’existence, et qui peut-être ne voudraient pas y avoir recours, s’ils en trouvaient.

– Est-il possible, M. Jarvie, m’écriai-je, que ce soit là un tableau fidèle d’une portion si considérable de la Grande-Bretagne ?

– Très fidèle, monsieur, et je vais vous le prouver clair comme la pique de Pierre Pasley[90]... Je veux bien supposer que chaque paroisse, l’une dans l’autre, emploie 50 charrues ; c’est beaucoup pour le misérable sol que ces malheureuses créatures ont à labourer, et j’admets qu’il s’y trouve assez de pâturages pour leurs chevaux, leurs bœufs et leurs vaches. Maintenant, pour conduire les charrues et prendre soin des bestiaux, accordons 75 familles de six personnes, et ajoutons 50 pour faire un nombre rond, nous aurons 500 âmes, c’est-à-dire la moitié de la population, qui ne seront pas tout à fait sans ouvrage et pourront se procurer du lait aigre et de la bouillie ; mais je voudrais bien savoir ce que vous ferez des 500 autres.

– Mais, au nom du ciel ! M. Jarvie, quelles sont donc leurs ressources ? je frémis en pensant à leur situation !

– Vous frémiriez davantage si vous étiez leur voisin... Supposons maintenant que la moitié de cette moitié se tire d’affaire honnêtement en travaillant pour les habitants des Lowlands, soit à faire la moisson, soit à faucher le foin, etc., combien de centaines et de milliers ne vous restera-t-il pas encore de ces Highlanders à longues jambes qui ne veulent ni travailler ni mourir de faim, qui ne songent qu’à mendier ou à voler, ou qui vivent aux dépens de leur chef en exécutant tous ses ordres quels qu’ils puissent être ? Ils descendent par centaines dans les plaines voisines, pillent de tous côtés et emportent leur butin dans leurs montagnes. Chose déplorable dans un pays chrétien, d’autant plus qu’ils s’en font honneur et qu’ils disent qu’il est bien plus digne d’un homme de s’emparer d’un troupeau de bétail à la pointe de l’épée que de s’occuper en mercenaire de travaux rustiques. Les lairds eux-mêmes ne valent pas mieux. S’ils ne leur commandent pas le vol et le pillage, ils ne le leur défendent pas et ils leur donnent retraite ou souffrent qu’ils en trouvent une dans leurs montagnes, dans leurs bois, dans leurs forteresses, quand ils ont fait un mauvais coup. Chaque chef entretient sous ses ordres un aussi grand nombre de fainéants de son nom et de son clan, comme nous disons, qu’il peut en soudoyer, sans compter ceux qui sont en état de se soutenir eux-mêmes, n’importe par quels moyens. Armés de dirks, de fusils, de pistolets et de dourlachs[91], ils sont toujours prêts à troubler la paix du pays au premier signal du chef. Et voilà ce que sont depuis des siècles ces montagnards, misérables vagabonds qui n’ont de chrétien que le nom, et qui tiennent toujours dans l’inquiétude et dans les alarmes un voisinage paisible et tranquille comme le nôtre.

– Et ce Rob, lui demandai-je, votre parent, mon ami, est sans doute un de ces chefs qui entretiennent les troupes de fainéants dont vous venez de parler ?

– Non, non, ce n’est pas un de leurs grands chefs, comme ils les appellent. Il est cependant du meilleur sang montagnard et descendu du vieux Glenstrae. Je connais sa famille, puisque nous sommes parents. Ce n’est pas que j’y attache grande importance ; c’est l’image de la lune dans un seau d’eau ; mais je pourrais vous montrer des lettres que son père, qui était le troisième descendant de Glenstrae, a écrites au mien, le digne diacre Jarvie, paix soit à sa mémoire ! commençant par : Cher Diacre, et finissant, par : Votre affectueux parent à vos ordres. Elles sont relatives à quelque argent que mon père lui avait prêté, et le bon diacre les gardait comme pièces de renseignements. C’était un homme soigneux !

– Mais, s’il n’est pas un de ces chefs dont vous venez de parler, ce cousin vôtre jouit au moins d’un grand crédit et d’une certaine autorité dans les Highlands, je suppose.

– Oh ! pour cela, vous pouvez le dire sans crainte de vous tromper. Il n’y a pas de nom qui soit mieux connu entre Lennox et le Breadalbane. Rob a mené autrefois une vie laborieuse, il faisait le commerce de bestiaux. C’était un plaisir de le voir avec son plaid et ses brogues, la claymore au côté, le pistolet à la ceinture, le fusil sous le bras et le bouclier derrière le dos, descendre de ses montagnes avec dix ou douze gillies[92] à ses ordres pour conduire dans nos marchés des troupeaux de plusieurs centaines de bœufs qui avaient l’air aussi sauvage que leurs conducteurs. Mais il faisait toutes ses affaires avec honneur et justice ; et, s’il croyait que son vendeur avait fait un mauvais marché, il lui donnait une indemnité. Je l’ai vu faire une remise, en pareil cas, de cinq shillings par livre sterling.

– Vingt-cinq pour cent ! s’écria Owen : c’est un escompte considérable !

– C’est pourtant ce qu’il faisait, monsieur, comme je vous le disais, surtout s’il croyait que le vendeur était pauvre et ne pouvait supporter cette perte : mais les temps devinrent durs ; Rob se hasarda trop. Ce ne fut pas ma faute ! ce ne fut pas ma faute ! Je l’en avertis, il ne peut pas me le reprocher. Enfin il fit des pertes, il eut affaire à des créanciers, à des voisins impitoyables. On saisit ses terres, ses bestiaux, tout ce qu’il possédait ; on chassa sa femme de sa maison pendant qu’il en était absent. C’est une honte ! c’est une honte ! Je suis un homme paisible, un magistrat ; mais, si on en eût fait autant à ma servante Mattie, je crois que j’aurais fait revoir le jour au sabre que mon père le diacre portait à la bataille du pont de Bothwell. Rob revint chez lui : il y avait laissé l’abondance, il n’y retrouva que misère et désolation. Il regarda au nord, au sud, à l’est, à l’ouest et n’aperçut nulle part ni retraite, ni ressources, ni espérances. Que faire ? Il enfonça sa toque sur ses yeux, ceignit sa claymore, se rendit aux montagnes, et devint un désespéré.

La voix manqua un instant au bon citadin. Quoiqu’il feignît de ne pas faire grand cas de la généalogie des Highlands, il attachait une certaine importance à sa parenté, et retraçait la prospérité passée de son ami avec un excès de sympathie qui rendait encore plus vifs sa compassion pour son malheur et ses regrets des événements qui en avaient été la suite.

– Ainsi donc, dis-je à M. Jarvie en voyant qu’il ne continuait pas sa narration, le désespoir porta votre infortuné parent à devenir un des déprédateurs dont vous m’avez parlé.

– Non, non, pas tout à fait, pas tout à fait ! Il se mit à lever le black-mail dans tout le Lennox et le Menteith, et jusqu’aux portes du château de Stirling.

– Black-mail[93] ! Qu’entendez-vous par ces mots ?

– Oh ! voyez-vous, Rob eut bientôt amassé autour de lui une troupe de Toques-Bleues[94], car il était connu dans le pays pour un homme qui ne craignait rien : le nom de sa famille était ancien et honorable, quoiqu’on ait voulu l’avilir, le persécuter et l’éteindre depuis quelque temps. Elle s’était montrée avec éclat dans les guerres contre le roi, le parlement et l’Église épiscopale. Ma mère était une Mac-Gregor : peu m’importe qu’on le sache ! Si bien que Rob se vit bientôt à la tête d’une troupe nombreuse et intrépide. Il dit qu’il était fâché des vols de bestiaux et des ravages du sud des Highlands, et il proposa d’en garantir tout fermier ou propriétaire qui lui paierait quatre pour cent de son fermage ou de son revenu ; et c’était sans doute un faible sacrifice pour ne plus avoir à craindre le vol et le pillage dont Rob s’obligeait à les garantir. Si l’un d’eux perdait un seul mouton, il n’avait qu’à se plaindre à Rob, et celui-ci ne manquait pas de le lui faire rendre ou de lui en payer la valeur. Rob a toujours tenu sa parole. Je ne puis dire qu’il en ait jamais manqué. Personne ne peut accuser Rob de ne pas l’avoir tenue.

– C’est un singulier contrat d’assurance, dit M. Owen.

– Elle n’est pas légale, dit M. Jarvie, j’en conviens. Non, elle n’est pas légale ; la loi prononce même des peines contre celui qui paie le black-mail, comme contre celui qui le lève. Mais, si la loi ne peut protéger ma maison et mes troupeaux, pourquoi n’aurais-je pas recours à un gentilhomme des Highlands qui peut le faire ? Qu’on me réponde à cela !

– Mais, M. Jarvie, lui dis-je, ce contrat de black-mail, comme vous l’appelez, est-il purement volontaire de la part du fermier ou du propriétaire qui paie l’assurance ? Si quelqu’un s’y refuse, qu’en arrive-t-il ?

– Ah ! ah ! jeune homme, dit le bailli en riant et plaçant son index le long de son nez, vous croyez que vous me tenez là ? Il est bien vrai que je conseillerais à mes amis de s’arranger avec Rob, car on a beau veiller, prendre des précautions, quand les nuits sont longues, il est bien difficile... Les Grahame et les Cohoon ne voulurent pas d’abord accepter ses conditions : qu’en arriva-t-il ? Dès le premier hiver ils perdirent tous leurs bestiaux. De manière que la plupart crurent devoir accepter les propositions de Rob. C’est le meilleur des hommes quand on s’arrange avec lui ; mais si vous lui résistez, autant vaudrait s’attaquer au diable.

– C’est par ses exploits en ce genre qu’il a armé contre lui les lois de sa patrie !...

– Armé contre lui ? Oui, vous pouvez bien le dire, car, si on le tenait, son cou sentirait le poids de son corps. Mais il a des amis parmi les gens puissants, et je pourrais vous citer une grande famille qui le protège de tout son pouvoir, afin qu’il soit une épine dans le dos d’un autre. Et puis il a tant de ressources ! Il a joué plus de tours qu’il n’en tiendrait dans un livre, dans un gros livre. Il a eu autant d’aventures que Robin Hood ou que William Wallace, et l’on en ferait d’éternelles histoires à raconter l’hiver au coin du feu. C’est une chose bien singulière, messieurs, moi qui suis un homme paisible, moi qui suis fils d’un homme paisible, car le diacre mon père ne s’est jamais querellé avec personne, si ce n’est dans l’assemblée du conseil commun ; c’est une chose singulière, dis-je, que, quand je les entends raconter, il me semble que le sang montagnard s’échauffe en moi, et j’y trouve plus de plaisir, Dieu me pardonne ! qu’à écouter des discours édifiants. Mais ce sont des vanités, de coupables vanités, des fautes contre la loi, des fautes contre l’Évangile.

– Mais quelle influence ce M. Robert Campbell peut-il donc avoir sur les affaires de mon père et sur les miennes ? dis-je tout en continuant mes questions.

– Il faut que vous sachiez..., répondit M. Jarvie en baissant la voix, je parle ici entre amis et sous la rose[95]. Il faut donc que vous sachiez que les Highlands sont restés tranquilles depuis 1689, l’année de Killicankrie[96], mais comment l’a-t-on obtenu ? par de l’argent, M. Owen, par de l’argent, M. Osbaldistone. Le roi Guillaume fit distribuer par Breadalbane, parmi les Highlanders, vingt bonnes mille livres sterling, et l’on dit même que le vieux comte en garda un bon lopin dans son sporran[97]. Ensuite feu la reine Anne fit des pensions aux chefs, de sorte qu’ils étaient en état de pourvoir aux besoins de ceux qui n’avaient pas d’ouvrage, comme je vous l’ai dit ; ils se tenaient donc assez tranquilles, sauf quelques pillages dans les Lowlands, ce dont ils ne peuvent se déshabituer tout à fait ; et quelques batailles entre eux, ce dont leurs voisins civilisés ne s’inquiètent guère. Mais, depuis l’avènement du roi George au trône, que Dieu protège ! du roi actuel, il n’arrive plus chez eux ni argent ni pensions ; les chefs n’ont plus le moyen de soutenir leurs clans, et un homme qui, d’un coup de sifflet, peut rassembler mille ou quinze cents hommes prêts à exécuter tous ses ordres doit pourtant trouver des moyens pour les nourrir ; ainsi donc la tranquillité, l’espèce de tranquillité qui règne ne peut être de longue durée. Vous verrez (et il baissa la voix encore davantage), vous verrez qu’il y aura un soulèvement, un soulèvement en faveur des Stuarts. Les montagnards se répandront dans notre pays comme un torrent, ainsi qu’ils l’ont fait lors des guerres désastreuses de Montrose, et vous en entendrez parler avant qu’il se passe encore un an.

– Mais, encore une fois, M. Jarvie, je ne vois pas quel rapport tout cela peut avoir avec les affaires de mon père.

– Écoutez-moi, écoutez-moi donc. Rob peut lever au moins cinq cents hommes, et les plus braves du pays. Or, il doit prendre quelque intérêt à la guerre, car il y trouverait plus de profit qu’à la paix. Et pour vous parler à cœur ouvert, je soupçonne qu’il est chargé d’entretenir une correspondance entre les chefs des montagnards et quelques seigneurs du nord de l’Angleterre. Nous avons entendu parler du vol qui a été fait à Morris des deniers publics dont il était porteur, dans les monts Cheviot ; et pour vous dire la vérité, M. Frank, le bruit s’était répandu que c’était un Osbaldistone qui avait fait ce vol de concert avec Rob, et l’on prétendait que c’était vous... Ne me dites rien, laissez-moi parler, je sais que cela n’est pas vrai. Mais il n’y avait rien que je ne pusse croire d’un jeune homme qui s’était fait comédien, et j’étais fâché que le fils de votre père menât un pareil train de vie. Mais à présent je ne doute nullement que ce ne soit Rashleigh ou quelque autre de vos cousins ! car ils sont tous du même bois, papistes, jacobites, et ils croient que les deniers et les papiers du gouvernement sont de bonne prise. Ce Morris est tellement poltron que, quoiqu’il sache bien que c’est Rob qui l’a volé, il n’a jamais eu la hardiesse de l’en accuser publiquement, et peut-être n’a-t-il pas eu tout à fait tort, car ces diables de montagnards seraient gens à lui faire un mauvais parti, sans que tous les douaniers d’Angleterre pussent venir à bout de les en empêcher.

– J’avais eu le même soupçon depuis longtemps, M. Jarvie, et nous sommes parfaitement d’accord sur ce point ; mais quant aux affaires de mon père...

– Soupçon, dites-vous ? J’en suis bien certain. Je connais des gens qui ont vu quelques-uns des papiers qui étaient dans le portemanteau de Morris. Il est inutile que je vous dise ni qui, ni où, ni quand. Mais, pour en revenir aux affaires de votre père, vous devez bien penser que depuis quelques années les chefs des montagnards n’ont pas perdu de vue leurs intérêts. Votre père a acheté les bois de Glen-Disseries, de Glen-Kissoch, de Glen-Cailzie-chat et plusieurs autres ; il a donné ses billets en paiement, et comme la maison Osbaldistone et Tresham jouissait d’un grand crédit, – et je le dirai en face comme en arrière de M. Owen, avant le malheur qui vient de lui arriver, il n’y avait pas de maison plus sûre et plus respectable, – les chefs montagnards qui avaient reçu ces billets pour comptant ont trouvé à les escompter à Édimbourg et à Glascow. Je devrais seulement dire à Glascow, car on trouve à Édimbourg plus d’orgueil que d’argent. De manière que..., vous voyez bien clairement où cela nous conduit ?

Je fus obligé de faire l’aveu de mon manque d’intelligence, et de le prier de suivre le fil de ses raisonnements.

– Comment ! me dit-il, si les billets ne sont pas acquittés, les banquiers et négociants de Glascow retomberont sur les chefs montagnards, qui ne sont pas riches en argent comptant, et le diable ne leur rendra pas celui qu’ils ont déjà mangé. Se voyant poursuivis et sans ressources, ils deviendront enragés ; cinquante chefs qui seraient restés bien tranquilles chez eux seront prêts à prendre part aux entreprises les plus désespérées, et c’est ainsi que la suspension de paiements de la maison de votre père accélérera le soulèvement qu’on veut exciter.

– Vous pensez donc, lui dis-je, frappé du nouveau point de vue qu’il me présentait, et qui me paraissait fort singulier, que Rashleigh n’a fait tort à mon père que pour hâter le moment d’une insurrection parmi les montagnards, en mettant dans l’embarras les chefs qui ont reçu ses billets en paiement de leurs bois ?

– Sans aucun doute, M. Osbaldistone, sans aucun doute ! c’en a été la principale raison. Je ne doute pas que l’argent comptant qu’il a emporté n’ait la même destination ; mais comparativement c’est un objet de peu d’importance, quoique ce soit à peu près tout ce que Rashleigh y gagnera : les billets ne peuvent lui servir qu’à allumer sa pipe ; car je pense bien que M. Owen a mis partout opposition à leur paiement.

– Votre calcul est juste, dit Owen.

– Il a bien essayé d’en faire escompter quelques-uns par Macvittie, Macfin et compagnie. Je l’ai appris, sous le secret, d’André Wylie. Mais ce sont de trop vieux chats pour se laisser prendre à un tel piège, et ils se sont tenus à l’écart. Rashleigh est trop connu à Glascow pour qu’on ait confiance en lui. En 1707, il vint ici pour tramer je ne sais quoi avec des papistes et des jacobites, et il y laissa des dettes. Non, non, il ne trouverait pas ici un shilling sur tous ses billets, parce qu’on douterait qu’ils lui appartinssent légitimement, ou qu’on craindrait de n’en être pas payé. Je suis convaincu que le paquet est tout entier dans quelque coin des montagnes, et je ne doute pas que le cousin Rob ne puisse le déterrer, si bon lui semble.

– Mais le croyez-vous disposé à nous servir de cette manière, M. Jarvie ? Vous me l’avez représenté comme un agent du parti jacobite, comme prenant une part active à ses intrigues ; sera-t-il porté pour l’amour de moi, ou, si vous le voulez, pour l’amour de la justice, à faire un acte de restitution qui, en le supposant possible, contrarierait ses projets ?

– Je ne puis répondre précisément à cela, je ne le puis. Les grands se méfient de Rob, et Rob se méfie des grands. Il a toujours été appuyé par la famille du duc d’Argyle. S’il était parfaitement libre de suivre ses goûts, il serait plutôt du parti d’Argyle que du parti de Breadalbane, car il y a une vieille rancune entre la famille de ce dernier et celle de Rob. Mais la vérité c’est que Rob est de son propre parti, comme Henri Wynd qui disait qu’il combattait pour lui-même ; si le diable était le laird, Rob chercherait à être son tenancier, et peut-on l’en blâmer dans l’état où on l’a réduit ? Cependant il y a une chose contre vous, c’est que Rob a une jument grise dans son écurie.

– Une jument grise ? et que peut me faire... ?

– Je parle de sa femme, jeune homme, de sa femme, et c’est une terrible femme ! Elle déteste tout ce qui n’est pas des Highlands, et par-dessus toutes choses tout ce qui est anglais. Le seul moyen d’en être bienvenu, c’est de crier vive le roi Jacques et à bas le roi George !

– Il est bien étrange, lui dis-je, que les intérêts commerciaux des citoyens de Londres se trouvent compromis par les projets de soulèvement tramés dans un coin de l’Écosse !

– Point du tout, M. Osbaldistone, point du tout. C’est un préjugé de votre part. Je me souviens d’avoir lu, pendant les longues nuits, dans la chronique de Baker, que les négociants de Londres forcèrent autrefois la banque de Gênes à manquer à la promesse qu’elle avait faite au roi d’Espagne de lui prêter une somme considérable, ce qui retarda d’un an le départ de la fameuse Armada. Que pensez-vous de cela, monsieur ?

– Qu’ils rendirent à leur patrie un service dont notre histoire doit faire une mention honorable.

– Je pense de même, et je pense aussi qu’on rendrait en ce moment service à l’État et à l’humanité si l’on pouvait empêcher quelques malheureux chefs montagnards de se vouer à la destruction, eux et leurs gens, uniquement parce qu’ils n’ont pas le moyen de rembourser un argent qu’ils devaient regarder comme leur appartenant bien légitimement, si l’on pouvait sauver le crédit de votre père, et par-dessus le marché la somme qui m’est due par la maison Osbaldistone et Tresham. Bien certainement, celui qui ferait tout cela mériterait du roi honneur et récompense, fût-il le dernier de ses sujets.

– Je ne puis dire jusqu’à quel point il aurait droit à la reconnaissance publique, M. Jarvie, mais la nôtre se mesurerait sur l’étendue de l’obligation que nous lui aurions.

– Et nous tâcherions d’en établir la balance, dit M. Owen, aussitôt que M. Osbaldistone serait de retour de Hollande.

– Je n’en doute point, je n’en doute point. C’est un homme solide, et avec mes conseils il pourrait faire de belles affaires en Écosse. Eh bien, messieurs, si l’on pouvait retirer ces billets des mains des Philistins ! c’est de bon papier ; il était bon quand il se trouvait en bonnes mains, c’est-à-dire dans les vôtres, M. Owen. Je vous nommerais trois personnes dans Glascow (quoi que vous puissiez penser de nous, M. Owen), Sandie Steenson, John Pirie, et un troisième que je ne veux pas nommer en ce moment, qui se chargeraient des recouvrements, et vous avanceraient à l’instant telle somme qui vous est nécessaire pour soutenir le crédit de votre maison, sans vous demander d’autre sûreté.

Les yeux d’Owen s’animèrent à cette lueur d’espoir de sortir d’embarras ; mais il reprit bientôt son air soucieux en réfléchissant au peu de probabilité que nous avions de rentrer en possession de ces effets.

– Ne désespérez point, monsieur, ne désespérez point ! dit le banquier écossais ; j’ai déjà pris assez d’intérêt à vos affaires. J’y suis jusqu’à la cheville, je m’y mettrai jusqu’aux genoux s’il le faut. Je suis comme mon père le diacre, que son âme soit en paix ! quand j’entreprends quelque chose pour un ami, je finis toujours par en faire ma propre affaire. Ainsi donc, demain matin, je mets mes bottes, je monte sur mon bidet, et avec M. Frank que voilà, je parcours les bruyères de Drymen. Si je ne fais pas entendre raison à Rob, et même à sa femme, je ne sais qui pourra en venir à bout. Je leur ai rendu service plus d’une fois, sans parler de la nuit dernière, où je n’avais qu’à prononcer son nom pour l’envoyer au gibet. J’entendrai dire peut-être quelques mots de cette affaire dans le conseil commun, de la part du bailli Grahame, de Macvittie et de quelques autres. Ils m’ont déjà montré les dents plus d’une fois, et m’ont jeté au nez ma parenté avec Rob. Je leur ai dit que je n’excusais les fautes de personne, mais que mettant à part ce que Rob avait fait contre les lois du pays, quelques vols de troupeaux, la levée des black-mails et le malheur qu’il a eu de tuer quelques personnes dans des querelles, c’était un plus honnête homme que ceux que leurs jambes soutenaient. Et pourquoi m’inquièterais-je de leurs bavardages ? Si Rob est un outlaw, qu’on aille le lui dire. Il n’y a pas de loi qui défende de voir les proscrits, comme du temps des derniers Stuarts. J’ai dans ma bouche une langue écossaise ; et s’ils me parlent, je saurai leur répondre.

Ce fut avec un vif plaisir que je vis le bon magistrat franchir à la fin les barrières de la prudence, grâce à l’influence de son esprit public, jointe à l’intérêt que son bon cœur lui faisait prendre à nos affaires, au désir qu’il avait de n’éprouver ni perte ni retard dans ses rentrées, et à un mouvement de vanité bien pardonnable. Ces motifs opérant en même temps lui firent prendre la courageuse résolution de se mettre lui-même en campagne et de m’aider à recouvrer les papiers de mon père. Tout ce qu’il m’avait dit me fit penser que s’ils étaient à la disposition de cet aventurier montagnard, il serait possible de le déterminer à rendre des effets dont il ne pouvait tirer aucun avantage pour lui-même, et je sentais que la présence de son parent pourrait être utile pour l’y décider. Je consentis donc sans hésiter à la proposition que me fit M. Jarvie de partir le lendemain, et je lui exprimai ma reconnaissance.

Autant il avait mis de lenteur et de circonspection à se décider, autant il mit de promptitude et de vivacité à exécuter sa résolution. Il fit venir Mattie, lui recommanda d’exposer à l’air sa redingote, de faire graisser ses bottes, et de veiller à ce que son cheval eût mangé l’avoine et fût harnaché le lendemain matin à cinq heures, moment qu’il fixa pour notre départ. Il fut réglé qu’Owen attendrait notre retour à Glascow, sa présence ne pouvant nous être d’aucune utilité dans notre expédition. Je pris congé de cet ami zélé, dont je devais la rencontre au hasard. J’installai Owen à mon auberge, dans un appartement voisin du mien, et, ayant donné ordre à André de tenir les chevaux prêts le lendemain, à l’heure indiquée, je me couchai avec plus d’espérance que je n’en avais eu depuis plusieurs jours.